Dans la description démesurée de la masse qu’élabore Elias Canetti, les tas apparaissent comme une de ses représentations les moins ambiguës. Dans l’entassé est manifestement sous-jacent le plaisir de la récolte après l’activité collective : « Les hommes célèbrent par des fêtes leur joie sur les tas qu’ils ont obtenus. Ils les exposent avec orgueil. Souvent, c’est autour de ces tas qu’ont lieu les fêtes » (1). Il semble que l’exubérance et la richesse, dont témoigne le tas, garantit la prospérité aujourd’hui, et dans le futur de nouvelles semailles ; ou, y compris, que c’est dans le tas que réside la possibilité même de la vie. Avec une lucidité très proche de ces postulats, Jordi Colomer a également dressé de nombreuses accumulations ; des tas de corps, des tas de caisses, de matelas, de canettes de bières. Comme chez Canetti, rien en ces accumulations n’évoque l’excès ou le gaspillage. Bien au contraire, les tas de Colomer recèlent un caractère notable d’offrande de fragments ; une sorte de célébration de la seule construction (narration) possible : celle qui convoque des morceaux, celle qui regroupe des bribes, qui unit des éclats. C’est ainsi que, comme il se produisit aux yeux de Canetti, dans chaque tas sommeille une promesse retenue, une nouvelle possibilité de parole.
Tas de piñatas (2). Piñatas apiñadas (3). La question consiste à élucider la possibilité de fiction qui demeure en attente, quel est le type de récit qui est ici gardé en réserve. Pour l’instant, s’agissant de piñatas, la pulsion festive, qu’annonçaient les tas, semble garantie. De nos jours, les piñatas sont au Mexique une tradition populaire enfantine fortement enracinée, mais elles sont à l’origine liées à l’évangélisation coloniale (4). Dans ce contexte premier, les piñatas n’étaient pas seulement destinées aux enfants, mais plutôt à l’ingénuité enfantine que l’on présupposait à tout indigène. Tous, comme des enfants, faisant bloc autour de la piñata pour faire foi de leur conversion. En réalité, dans le processus de christianisation, l’utilisation des enfants a été explicite et a consisté à mener à travers eux une politique de délation visant à lutter contre l’idolâtrie qui résistait opiniâtrement à la colonisation. Usant de récits terrifiants, les religieux exhortèrent les enfants à la confession, ils condamnèrent leurs parents, brisant les liens générationnels et de solidarité (5). Cependant, rien n’y fit, l’idolâtrie ne put être extirpée.
Le tas de piñatas reproduit toutes sortes de personnages. Animaux et clowns traditionnels se mêlent, de manière déjà civilisée, aux héros de l’enfance exportés depuis la métropole du Traité de Libre Commerce. Batman et Buzz Lightyear s’adaptent sans difficulté à l’attitude hiératique qui caractérise toutes ces figures disposées comme d’authentiques idoles. Le nouveau colonialisme de l’impérialité (6), en contrôle des imaginaires consommé, ne livre plus bataille, mais au contraire promeut l’adoration polythéiste des images qui lui permettent de capter des marchés et d’accélérer la colonisation de l’imaginaire. La trahison des enfants n’est plus nécessaire, ils sont au contraire devenus les meilleurs agents d’une placide dissémination d’un récit unique. Mais, dans le tas, “la masse retenue attend”(7), peut être la fête des damnés de la terre(8).
1. Elias Canetti. Masa y Poder. (1960). Alianza Editorial. Madrid, 1999. p.102
2. Note de traduction : Les « piñatas » sont des surprises à suspendre que les enfants brisent avec un bâton donnant lieu à une pluie de friandises.
3 Note de traduction : « apiñadas » signifie « entassées » et « piña » en son sens figuré signifie « bloc » ou « serré », à l’image de la pomme de pin, son sens premier. Le jeu de mots suggère une relation sémantique directe entre « piñatas » et « tas » (en espagnol « montones »).
4 De lointaine origine asiatique, après diverses modifications, elles arrivent au Mexique aux mains de missionnaires augustins espagnols au XVIe siècle. Selon la version la plus répandue, les « piñatas » originales représentaient les péchés capitaux qui devaient être abattus par le gourdin de la vertu. Dans ce registre, les fruits et bonbons qu’elles contiennent représentaient les plaisirs et tentations terrestres, aussi bien qu’elles étaient interprétées comme une récompense pour la démonstration de la force de la foi.
5. Carmen Bernand. “Imperialismos ibéricos”. Dans Marc Ferro (ed). El libro negro del Colonialismo (2003). La esfera de los libros. Madrid, 2005. pp 190-191. Au sujet des difficultés à éradiquer l’idolâtrie à l’époque du colonialisme voyez tout particulièrement Serge Gruzinski. La guerre des images. Fayard. Paris, 1990.
6 Aux dires de David Slater, « l’impérialité » représente la phase ultime du colonialisme, celle où l’intervention extérieure se concentre, après avoir “christianisé” et “civilisé”, sur les politiques de “développement” susceptibles de garantir l’incorporation des pays périphériques à l’économie globale. (Geopolitics and the Post_colonial: Rethinking North-South Relations. Oxford.Blackwell. 2004. pp.52-54.)
7 E.Canetti. Op. Cit. p.33
8 Frantz Fanon. Les Damnés de la Terre, La Découverte, 1961 & Eugène Pottier : l’Internationale, 1871